mercredi 11 février 2009

À L'OMBRE DU BIG-BEN, EXTRAIT

    C'était un homme d'une cinquantaine d'années qui n'avait plus l'habitude d'être surpris par les gens. Sa petite moustache fine lui donnait cet air de connaissance qu'il chérissait tant. Il s'habillait en conséquence, un peu en retard sur son temps; cet homme aurait pu être tout droit sorti d'un roman  d'Agatha Christie, sauf pour ses chaussures. Ses chaussures le trahissaient. Il marchait  de long en large devant le parlement londonien surveillant du coin de l'œil les trois sorties du métro réparties de chaque côté du carrefour. Il l'attendait. Sûr de sa venue, il n'avait même pas pris la peine de vérifier qu'elle sortirait bien de chez elle ce soir là. Big Ben sonna onze heures. Notre homme, fatigué de marcher, s'appuya sur une grille et elle sortit.
    Son chapeau à voilette lui couvrait le visage de telle sorte que la seule partie visible de son corps était son menton. Mais il l'aurait reconnu de toutes façons, il suffisait qu'il se replonge dans cette soirée tumultueuse pour ne voir plus que cette jeune femme chantant au Victoria Palace Theatre. Il attendit quelques secondes qu'elle ne s'éloigne puis la suivit. Ordinairement, il n'aurait jamais commencé une filature de cette façon; il avait ses trucs. Mais cette fois-ci était différente. Comme hypnotisé par son sujet d'enquête, il suivait la femme pas à pas, sans précaution, fixant la silhouette qui longeait les quais de la Tamise. L'air de Carmen virevoltait encore dans sa tête au point qu'il se demandait si la chanteuse n'était pas en ce moment même entrain de chanter. Il continuait à la suivre. Au troisième mouvement du chant, il croyait voir la chanteuse retournée qui chantait en tenue, devant lui. Pourtant, il avançait toujours. Alors que l'opéra de Bizet s'achevait dans la tête du fileur il revint soudainement à la réalité. Il ne marchait plus. Il était dans une pièce allumée. La femme ne marchait plus. Elle était face à lui. Elle l'avait emmenée là, sans qu'il s'en aperçoive. Ses pensées multiples se fracassaient contre un mur sourd qui l'empêchait de raisonner. L'hypnose était toujours efficace. Le regard perçant de la chanteuse en disait long sur son pouvoir. Il détourna la tête. S'écroula par terre.

    Allongé sur un divan, dans  une autre pièce, dans d'autres vêtements, un autre jour. Une nuit avait dû passer. Seul, il se leva et examina la pièce. C'était un vieux salon encombré de moulures, fioritures et autres élucubrations artistiques imprégnées de l'odeur des mille thés qui avaient été certainement servis dans cette pièce. Cette atmosphère faisait mal à la tête, ou bien était-ce la chute qui lui avait laissé une bosse ? Il ne saurait dire mais il se rassit. Il n'avait même pas pris la peine d'aller jusqu'aux portes à deux battants, sûr de les trouver toutes deux verrouillées. En observant plus clairement les éléments qui l'entouraient, il aperçut dans une vitrine un plateau garni d'un repas, d'un journal et d'un autre objet qu'il n'aurait su identifier. Une fois le plateau entre ses mains, il eut faim, très faim. Si bien que le temps d'avaler le contenu entier de l'assiette qu'il avait devant lui, il en oublia le journal et l'objet non identifié. Une fois rassasié, il se servit par réflexe une tasse du thé encore chaud d'une petite théière de porcelaine peinte qui avait également été mise sur le plateau; il attrapa le journal et lâcha sa tasse. Il ne s'enquit pas de la tâche que le thé avait provoqué, trop occupé à fixer le journal. Ou plus exactement la date du journal. Un an avait passé. Le journal aurait fait une erreur ? Peu probable, tous les évènements contés était nouveau pour le lecteur abasourdi. Plus rien n'était clair; s'il ne luttait pas pour se concentrer sur ses lectures il se serait très certainement évanoui. Plus rien n'avait de sens. C'est seulement à ce moment là qu'il s'aperçut que les vêtements qu'il portait n'était autre que les siens, ceux qui étaient supposés être rangés dans le placard de sa maison, dans sa ville et qui trônait en fait maintenant contre un des murs de la pièce. Le journal en main, il s'avançait effrayé jusqu'au placard, il l'ouvrit et sursauta. Tout ses habits était là, tel qu'il les avait laissés avant de sortir de chez lui, un an plus tôt.  Absorbé par ses réflexions il n'avait pas entendu la porte s'ouvrir. Elle se tenait devant lui, charmante, souriante. Soudain, sans qu'il ai rien dit elle s'enquit de sa santé et ajouta : « Quel effet ça vous fait d'être à la une du journal ? »

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