jeudi 5 mars 2009

DÉCOUVERTE : LA MATANZA

    Buenos Aires. Argentine. Les rues sentent les tangos inachevés et l'aire est plein des airs d'accordéons empoussiérés. Les quelques voitures garées de loin en loin rappellent aux passants le siècle dans lequel ils vivent. Le monde est différent. Dans ce vieux quartier de petites maisons, les rues en quadrillage donnent à voir l'étendue immense de ces basses habitations. Même si la vie n'est pas loin, elle semble avoir désertée l'instant. Un milieu de matinée, un milieu de semaine. À l'angle suivant, une scène en vie. C'est un marché. De petites tables sont alignées de chaque côtés de la rue, des hommes debout derrière leurs étalages. Il semble que ce soit un marché. Pourtant, un détail vient surprendre les curieux peu renseignés sur les coutumes de la ville. De nombreuses personnes déambulent d'étalage en étalage, certains restent plus longtemps. Certains sont assis devant la table, immobiles et apparemment silencieux. Ce doit être un marché. Certains étalages sont remplis d'un fouillis de feuillets, d'autres sont pratiquement vides, d'autres enfin sont encadrés de quelques piles de livres. Mes sourcils froncés font sourire une passante qui m'engage à m'approcher du spectacle. Quelques pas et la surprise est grandissante. Le brouhaha habituel des marchés est en fait un brouhaha bien différent. Un chant de mots comme récités donnent une poésie très surprenante à écouter. Au milieu de la rue, arrêté, j'écoute incapable de défaire mes oreilles de ce chant. Les vendeurs récitent. Les passants si ils ne sont pas silencieux, chuchotent. Leurs chuchotements viennent simplement rythmer les phrases des vendeurs qui semblent vouloir vendre leurs mots. Un livre ou  une feuille à la main, ils s'adressent aux badauds sans pourtant leur parler. Quelques pas de plus et me voilà assailli. À l'entrée du marché un petit bureau avait échappé à mon attention. Tourné vers l'extérieur du marché, un grand registre et une boîte remplie de badges, la jeune femme derrière le bureau m'appelle. « curiosité ou édition ? », sa question m'intrigue, elle répond pour moi « curiosité. ». Elle me tend un badge jaune que j'accroche par réflexe sur ma chemise et je lui tend la somme qu'elle me réclame. Une petite somme, tant mieux. Le bruit derrière m'a comme hypnotisé et je lui aurait donné n'importe quoi. Une émotion étrange semble sortir de cet étrange marché et s'engouffre en moi. Je me sens touché, le ventre plein d'idées qui rebondissent sans savoir où  aller. Je suis ému, je ne sais pas encore par quoi. Si je vis une illusion ou un rêve, il est bien trop palpable, il faut donc bien que ce soit réel. Je m'avance et aperçois parmi la majorité de badges jaunes, quelques badges rouges en faction devant les étalages. Certains sont au téléphone, d'autres sont assis. À certaines tables, le "vendeur" est en grande discussion avec un badge rouge alors que l'étalage est entièrement vide. En m'arrêtant devant l'un de ceux qui rassemblent la plus grande foule, j'essaie de distinguer les mots du vendeur. La foule est compacte mais impressionne par son silence. Le plus étonnant est certainement leur immobilité. Les uns ont les yeux clos, d'autres fixent le lecteur, d'autres encore ont ce regard perdu qui ne voit pas ce qu'il regarde. Pour ma part, je dois fixer les lèvres mouvantes pour concentrer mes pensées sur ses mots. Je ne tarde pas à n'entendre plus que l'homme qui récite. Il raconte une histoire, je n'en croit pas mes oreilles, au début. Et soudain, je comprend, le tableau me livre son secret, toutes les pièces se rassemblent et forment un tout. Les badges rouges sont des éditeurs, les badges jaunes sont en plus de curieux, des lecteurs potentiels. La jeune femme de l'entrée distingue pour les vendeurs leurs potentiels gagne-pain. Les auteurs viennent présenter leurs livres tout simplement en les lisant ou en les récitant. Les éditeurs choisissent grâce à ce qu'ils entendent et grâce à ce qu'ils voient. Même si ils ne sont pas édités, les auteurs gagnent au moins les entrées du marché. Cette entreprise me fascine. Tout est organisé simplement, sans  détour, sans arnaque. Pour ma part, je n'avais jamais rien vu de pareil. Nous sommes sur le marché de l'édition.

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